dimanche 13 septembre 2015

Itinéraire d’une lectrice gâtée 1

Oui, c'est bien moi. Oui, j'ai l'air de lire debout au milieu de nulle part. Oui, ma tenue est ignoble. Mais c'est la seule photo de moi, enfant, lisant, dont je dispose.


En lisant un billet d’Armalite sur sa précoce addiction à la lecture, j’ai repensé à des tas de choses concernant la lecture depuis ma tendre enfance. J’ai eu envie d’y replonger et, pour votre plus grand plaisir / ennui (rayez la mention inutile), de partager cela avec vous. C’est le genre de billet que j’aime lire chez les autres, donc qui sait, peut-être aurez-vous envie d’en faire autant. 
Pour ne pas vous assommer d’un très long billet, je préfère vous assommer de plusieurs billets. Dans la saga Itinéraire d’une lectrice gâtée, voici, sous vos yeux ébahis, l’épisode 1, le pilote de ma trajectoire de lectrice… En tant que pilote, il est un peu long, mais je vous rassure, je ferai plus court la prochaine fois…

S01E01: Le premier livre ou comment une amie de ma mère m’a fourni ma première dose

Je n’ai pas de souvenir de prime enfance concernant la lecture : je veux dire que je n’ai pas d’image de ma mère (ou de mon père) me faisant la lecture. Maman m’affirme qu’elle me lisait des histoires et je veux bien la croire, mais de cela il ne me reste rien du tout. 
Non, mon premier souvenir concernant les livres est lié… à la possession de livres (et on se demande pourquoi il y en a aujourd’hui dans chaque pièce de la maison ou presque). 
Je ne savais pas encore lire, de cela je suis certaine. Nous vivions encore dans une cité HLM de ma ville de province, à l’époque flambant neuve : mon père était alors employé municipal (parcs et jardins) et ma mère gardait pour la municipalité des enfants à domicile. Aucun des deux n’ouvrait de livre pour se délasser ou quoi que ce soit d’autre, ma mère n’avait aucune formation spécifique et mon père avait bifurqué aussi tôt que possible vers une formation professionnelle en horticulture, pour un métier qu’il aime encore aujourd’hui. 
Cet après-midi là, ma mère recevait la visite d’une amie, une jeune femme qu’elle avait connue adolescente, une jeune célibataire qui travaillait dans un bazar, une de ces boutiques où l’on trouve tout et n’importe quoi. Elle s’appelait (s’appelle, je suppose) Michelle, avait les cheveux courts, portait des lunettes et des jeans, je me souviens bien d’elle. 
Michelle est arrivée avec un cadeau pour moi: c’était un Martine. C’est mon tout premier livre, le premier que l’on m’offrait à moi, un objet à contempler, une histoire à entendre et réentendre. J’ai passé l’après-midi près d’elles, à feuilleter sans relâche l’album. 
Dès lors, ma mère a commencé à m’acheter un Martine toutes les semaines. En face de la cité, il y a un petit centre commercial, et dans ce centre commercial, un endroit dont je ne me souviens pas assez pour dire si c’était alors une librairie ou un point presse-librairie (plus probable). En tout cas, toutes les semaines, ma mère m’y achetait un album de Martine, et c’était le bonheur. Elle a continué lorsque j’ai su lire. 
Je regardais tant ces livres qu’avant d’apprendre à écrire, j’ai commencé à gribouiller des lettres et des mots : un après-midi que nous étions dans le jardin de mes grands-parents (fleuristes sur un marché : je parle du terrain où ils cultivaient leurs fleurs et leurs plantes pour la vente), je dessinais et je formais des lettres au hasard. Ma mère s’est approchée et, regardant ce que je faisais, elle m’a dit: « Regarde, si tu ajoutes un e (et elle l’a ajouté elle-même sur ma feuille), ça fait Martine ». J’avais donc, dans le hasard de mes tentatives d’écriture, formé le mot Martin sans le savoir. 
Je me souviens de mes Martine, de leurs dessins, j’ai des bribes d’histoire en tête. Michelle et ma mère, par son achat hebdomadaire, avaient enclenché la mécanique, préparé le terrain à mon addiction aux livres, aux livres que l’on possède. J’étais foutue, quoi. 



Il y a quelques années, j’étais conviée à un colloque universitaire sur la littérature de jeunesse où je ne connaissais personne. J’ai déjeuné à une table où se trouvait une bibliothécaire, une personne charmante qui participait à des colloques, réfléchissant sans relâche à sa pratique professionnelle, à la lecture publique, à la lecture des enfants. Je ne sais plus du tout de quoi elle a parlé pendant le colloque mais pendant le repas, elle a commencé à fustiger les mauvaises lectures des enfants (autant vous le dire tout de suite, rien ne m’agace comme le point de vue des adultes sur les « bonnes » et les « mauvaises » lectures des petits, souvent empreint de clichés et d’erreurs, reflet de leurs conceptions erronées sur l’impact de ces lectures). Parmi ses cibles, il y avait Martine. Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur Martine, le caractère sommaire des récits, l’idéologie bourgeoise très datée que la série véhicule, avec tout ce que cela suppose de vision stéréotypée des rôles sexués, entre autres choses. Mais il reste à démontrer que cela conditionne les conduites sexuées des petites filles, ou que cela les rend stupides. Bref, cette dame a commencé à dire sans ambages tout le mal qu’elle en pensait, et à quel point cette lecture était néfaste, accusant Martine de rendre les petites filles idiotes. Le propos était bien sûr dénué de toute argumentation véritable, de toute nuance, et pour le dire tel que je le pense, était digne du propos de Mme Michu au café du commerce (vous savez, quand Mme Michu discute devant un diabolo citron au retour du marché avec sa voisine, parlant de son mari, mais aussi des jeunes rendus violents par les jeux vidéo, c’est bien connu). Les autres personnes opinaient du chef, avec plus ou moins de ferveur, dans une ambiance de conversation mondaine, car il faut bien converser en attendant la choucroute (c’était à Strasbourg et on nous a vraiment servi de la choucroute). Comme la moutarde me montait au nez, j’ai tranquillement dit que j’avais grandi en lisant Martine, appris à lire en lisant Martine, et même un peu appris à écrire avec Martine. Je n’ai rien dit de plus: je savais que ma seule présence dans ce type d’évènement universitaire garantissait à cette dame (encore un cliché dans sa cervelle pleine de certitudes) que je n’étais ni idiote ni asservie aux mâles dominateurs, et je troublais ainsi ses certitudes sur le pouvoir de nuisance de Martine. S’en est suivi un long silence entrecoupé de bruits de mastication et déglutition. L’asociale un peu teigneuse que je suis s’en est réjouie, vous pensez bien. 



Au-delà de l’anecdote, je suis persuadée d’une chose: nos points de vue d’adulte sur les lectures enfantines sont le reflet de nos représentations de ce qui est bon ou mauvais pour ces petites cervelles que nous supposons toujours plus malléables qu’elles ne le sont en réalité. Elles sont aussi le fruit d’idées souvent erronées sur l’impact des lectures enfantines (adolescentes, adultes): le processus est bien plus compliqué que nous ne le pensons, et il n’y a pas d’effet décalque. Une étude menée en Israël avait retenu mon intérêt : des lectures idéologiquement marquées (pro-israëliennes, évidemment), faites à des enfants, dans l’idée de les modeler, d’influencer leur saisie du réel et leurs représentations, et au final, un échec total (ne m'en demandez pas plus, je ne saurais retrouver l'étude en question). Le processus selon lequel nos lectures nous façonnent, façonnent nos représentations du monde, notre vision de la vie et des autres, est bien plus complexe, sinueux et riche. 
Martine m’a peut-être influencée, mais pas de la façon que pensait cette dame, pas dans ma conduite de femme. En revanche, Martine m’a initiée à la lecture, m’aidant probablement à passer du stade d’auditrice à celui de lectrice, créant par la sérialité une habitude de lecture facilitée par le fait de retrouver un univers que je connaissais. Cela ne m’a pas empêchée de passer ensuite à des lectures plus exigeantes: l’essentiel était fait, l’habitude était là.
Cette dame oublie enfin un élément important : dans le milieu populaire et non lecteur qui était le mien, Martine offrait l’avantage d’être disponible partout, y compris dans le centre commercial de ma cité, et pas seulement dans des circuits plus restreints: ce mode de distribution large comptait, car ma mère n’aurait peut-être pas eu l’idée d’aller m’acheter un livre en librairie de centre-ville, et pas le temps non plus pour cet achat hebdomadaire. 

Je dois donc beaucoup à ma mère (qui a tout de suite eu envie de me faire plaisir en m’achetant un livre par semaine), à Michelle et à Martine. 

L’addiction était prête à faire ses délicieux ravages, et dans mon expérience fondatrice, il y a, je m’en rends compte en rédigeant cet interminable billet, le fait de posséder un livre, de commencer à constituer une collection personnelle. Foutue, je vous l’ai dit. 

A suivre : S01E02 Les livres de mon enfance (titre provisoire)

10 commentaires:

keisha a dit…

J'attends la suite! J'aime bien l'histoire de Martine (les deux épisodes, enfance puis colloque)
Pour ma part jamais je n'aurais dû être une grosse lectrice, vu d'où je sors (une famille bien, pas de souci, mais pas vraiment de bouquins partout à la maison)Bon, c'est ton histoire, un jour peut être je raconterai la mienne!
Et figure to i que je n'ai jamais lu Martine (mais la comtesse de Ségur en bibliothèque rose, si)^_^

Tasha Gennaro a dit…

La suite dimanche prochain! Nous avons donc cela en commun, toi et moi : nous n'aurions pas dû être de grosses lectrices... Et pourtant! Ah oui, j'adorerais lire ton histoire! Enfin, ne regrette pas de n'avoir pas lu Martine...

Electra a dit…

Trop drôle ! Je n'ai eu qu'un seul Martine dans ma vie et c'est celui sur ton article : Martine petit rat de l'opéra car je faisais du ballet ;-)

J'ai déjà (sur mon autre blog) et ici aussi parlé de mes livres préférés enfant - moi j'ai grandi avec les Oui-Oui (la bibli rose puis la verte) il y a en avait toujours partout des livres car ma mère adorait lire et mon père aimait aussi (les essais pour sa part) - et évidemment les BD (Tintin, Astérix, LaGaffe). Je n'ai pas de souvenirs de ma mère me faisant la lecture mais je me souviens par contre de mes pause récré à l'école passée à la bibli. D'ailleurs ma photo préférée de moi enfant, c'est une photo prise par une Soeur pendant que je lis seule à la bibli.

Je suis tout à fait d'accord avec toi : Oui-Oui n'a pas conditionné la personne que je suis mais m'a appris à lire et m'a ouvert les portes du monde des livres. Martine c'était très bien aussi !

Très bel article en tout cas ! Mes trois livres préférés sont bien au chaud dans ma bibli !

Shelbylee a dit…

C'est une très jolie histoire que ton aventure avec les Martine. J'aime particulièrement ce que tu écris sur le processus de "formatage" par la lecture que décrivait cette dame. J'ai moi aussi lu des Martine, mais je n'ai pas l'impression d'être devenue particulièrement stupide à cause de cela ^^

Marie-Claude a dit…

J'adore! Vivement la suite.

Hélène a dit…

Ton récit est très émouvant je trouve ! Et j'ai aussi lu les Martine étant petite, tout comme les "oui oui" et autres "mauvaises "lectures ;) Je remarque souvent maintenant que j'ai des enfants que les lectures jeunesse qui me plaisent en tant qu'adulte ne soulèvent pas leur enthousiasme et inversement, ce qu'ils aiment ne me plait pas forcément. L'essentiel reste qu'ils lisent, et partagent leurs points de vue entre eux et avec moi ! merci pour ton récit et les questions qu'il soulève !

Tasha Gennaro a dit…

@Electra: je t'envie d'avoir eu des parents lecteurs car c'est quelque chose que je n'ai jamais pu partager avec eux. Et je ne sais pas où sont mes Martine, peut-être dans le grenier de la maison familiale, il faudrait que je farfouille. Je comprends que tu gardes précieusement tes trois livres préférés. Merci en tout cas de ton commentaire!
@Shelbylee: et on peut compter sur bien d'autres choses pour nous rendre "stupides", je ne crois pas que les livres lus dans l'enfance soient à blâmer...
@Marie-Claude : merci! ;-)
@Hélène: je suis d'accord, l'essentiel est qu'ils lisent, qu'ils y prennent du plaisir. Mais c'est une discussion que j'ai eue avec un ami à propos de lecture d'adultes, cet ami pensait que lire des romans sentimentaux est pire que de ne pas lire, et je n'étais pas d'accord. C'est un vrai débat!

Miss Cornelia a dit…

Euh moi j'adorais Heidi ds la même collection...j'imagine que cette dame aurait trouvé à redire sur cette délicieuse héroïne...dont j'ai gardé précieusement deux albums...et puis rapidement il y a eu Le Club des cinq et oh monstruosité je suppose pour elle, les Alice, les soeurs Parker!!!!!
Depuis je lis beaucoup et ce sont ces romans qui m'ont conduite très tôt à la grande littérature russe, Tolstoï en 3ème par exemple...alors vive les littératures enfantines et zut aux gens tristes et pompeux.

Tasha Gennaro a dit…

Bien dit!!!!

Eva Sherlev a dit…

J'adore cet article, moi aussi j'avais droit à Martine de façon hebdomadaire...
il y a une tendance assez énervante en ce moment, de réécrire l'histoire en critiquant les lectures enfantines, sans prendre en compte le moment où elles ont été écrites (Martine, Tintin, Le Club des 5...)
Et même si mes parents étaient tous les deux de gros lecteurs, et que j'ai grandi dans une maison pleine de livres, je suis tout à fait d'accord avec toi, c'est ce genre de livres qui m'a donné le goût de la lecture, et m'a donné accès par la suite à des lectures plus "exigeantes", et tu as raison de souligner la large diffusion de ces ouvrages (et le côté "série") qui permettait à des enfants de tous les milieux socio-culturels d'accéder aux livres.